Republication d’un article pour SortiesJazz datant de mars 2018 — par Benjamin Goron
L’UNESCO a mis en place depuis sept ans la Journée Internationale du Jazz afin de rappeler les vertus du jazz comme « outil éducatif et comme force de paix, d’unité, de dialogue et de coopération renforcée entre les peuples. » On peut notamment lire sur le site des Nations Unies que le jazz « crée des opportunités pour la compréhension mutuelle et la tolérance » et « favorise l’égalité des sexes. » Un dernier point qui a attiré mon attention, car cette égalité est loin d’être acquise. La question de la place des femmes dans le jazz est une problématique encore brûlante à l’heure actuelle. Comment expliquer le fait que le seul concert québécois répertorié sur le site des Nations Unies, « Place aux Jazzwomen », conjointement organisé par Divertissement Mercier et la Maison de la culture Côte-des-Neiges, ait dû être reporté faute de soutien des partenaires habituels et du peu de billets vendus ? À l’occasion de cette Journée Internationale du Jazz, j’ai souhaité m’entretenir avec plusieurs de ces « jazzwomen » afin de mieux cerner la situation des femmes dans le jazz sur la scène actuelle.
Un manque de considération à bien des égards
L’histoire du jazz a la mémoire bien sélective. Les Mary Lou Williams, Lovie Austin, Lil Hardin Armstrong, Valida Snow ou encore Dorothy Fields sont passées à travers les mailles d’une mémoire collective façonnée par des hommes. Seules quelques chanteuses ont été épargnées. La scène actuelle montre qu’un rééquilibrage est en cours, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, comme l’explique la violoniste et compositrice Lisanne Tremblay : « Le manque de considération de la voix des femmes est systémique, et aujourd’hui il se manifeste de façon très subtile, par des non-dits ou des manques d’actions, alors c’est difficile de mettre le doigt dessus. » La guitariste Christine Tassan a parfois été exposée à cette situation, évoluant dans un domaine, le jazz manouche, où les femmes sont encore très rares. Aussi, le fait d’avoir un groupe de quatre musiciennes n’est pas anodin : « À l’origine, ce n’était pas prémédité, mais quand on a décidé de rajouter une quatrième personne, on a voulu rester dans l’esprit d’un groupe de femmes ; c’est devenu quelque chose de politique. » Christine Tassan et les Imposteures a été le premier groupe de femmes à se produire au célèbre Festival Django-Reinhardt à Samois-sur-Seine en 2014. Formé de quatre musiciennes issues du classique ou de la musique traditionnelle, ce groupe d’« Imposteures » revisite la musique de Django en établissant des ponts entre le jazz manouche et la chanson francophone et leur projet « Entre Félix et Django » a gagné en 2017 le prix OPUS du meilleur album jazz de l’année. « Dans le jazz manouche, c’est en jouant avec les autres dans les jams qu’on apprend la musique. Je vois souvent que les femmes osent moins y rentrer mais peu importe le niveau qu’on a, il faut aller jouer, il faut oser et foncer. »
Savoir oser, un des fondements du jazz
Oser, foncer, prendre des risques, c’est le pari tenté il y a quelques années par Lisanne Tremblay et Rachel Therrien, deux jeunes musiciennes de jazz québécoises. Aujourd’hui, elles partagent leur vie entre New York et Montréal, sans compter les tournées à travers le monde. Lisanne Tremblay a su faire sa place dans l’univers du jazz en tant que violoniste improvisatrice et femme compositrice. Le long de son cheminement, elle a pu compter sur une figure déterminante, la compositrice Christine Jensen, sa professeure et mentor. Quant au violon qui semblait détonner dans le paysage jazz, il est devenu une force et un son recherché par bien des groupes et des musiciens. Lisanne termine actuellement l’écriture d’un nouveau projet axé sur la thématique de l’auto-transformation et qui témoigne d’un nouveau virage esthétique au contact d’une scène new-yorkaise où la barrière des genres tend à s’estomper.
La trompettiste et compositrice Rachel Therrien fait un constat similaire en évoquant le contraste entre l’univers profondément masculin du jazz à Cuba, où elle a étudié, et la scène new-yorkaise, beaucoup plus vaste, où l’on est davantage reconnu pour sa musique que pour son image ou pour son sexe. Il y a quelques années, Rachel a rassemblé courage et confiance et a pris le risque de partir à New York. « Après tout, même si ça ne fonctionne pas, ce n’est pas grave car le chemin est aussi intéressant que le résultat ». Cette audace, elle l’a cristallisée dans son plus récent projet Why Don’t You Try ; pourquoi ne pas essayer de diriger son propre projet, d’avoir son image sur une pochette d’album, de mettre en avant ses différents chapeaux de femme, trompettiste, compositrice et leader ? Pari réussi pour la native de Rimouski qui répondait à mes questions à la veille d’un concert dans un château à Hambourg, à l’occasion d’une tournée en Europe qui se poursuit jusqu’au 4 mai.
Le cas particulier des chanteuses : entre image et réalité
Contrairement aux instrumentistes, les chanteuses peuvent plus facilement s’identifier à des modèles féminins car ceux-ci abondent. Pour autant, elles n’échappent pas à certains préjugés ou raccourcis qui tendent à les confiner au seul rôle d’interprète. D’origine portugaise, Suzi Silva a étudié le fado de Lisbonne, un type de fado né dans la rue et associé aux gens humbles ou pauvres, chanté autant par les hommes que par les femmes. Elle a su s’approprier chaque manière, la puissance et la souplesse vocale propre aux femmes, l’intonation et le transport de l’émotion propre aux hommes. En 2014, fraîchement arrivée du Portugal, elle s’inscrit dans un programme en jazz à l’UdeM « avec l’intention d’avoir une base et des outils pour faire [sa] musique, d’être autonome, d’avoir un parcours analogue aux autres musiciens ». Avec son projet fad’AZZ récemment primé aux International Portuguese Music Awards (IPMA), elle établit un pont entre le fado et le jazz en adjoignant à la structure harmonique de cette tradition portugaise des progressions et des couleurs issues spécifiquement du jazz.
De son côté, Annie Poulain, malgré une formation solide en jazz à l’Université Laval puis au Royal Welsh College of Music and Drama de Cardiff, a connu des obstacles similaires : « Il fallait que je prouve que j’étais capable de composer, d’arranger, de faire de belles partitions pour être prise au sérieux. Je ne voulais pas juste être une chanteuse, je voulais prouver que j’étais aussi une musicienne ». Annie vient de sortir Dix pianos une voix, chansons en duo où elle est tour à tour compositrice, parolière ou arrangeuse, et bien entendu interprète. La réalité des chanteuses est donc bien différente des mythes qui sont l’écho d’une époque révolue, d’une hypersexualisation généralisée ou d’une simplification à outrance. Dans le jazz, elles sont pour la plupart des artistes et créatrices accomplies possédant le même bagage que les autres musiciens, en témoignent des figures comme Sonia Johnson, Sienna Dahlen ou encore Mireille Boily.
Un vent de changement : vers un jazz plus égalitaire ?
« Une des façons les plus efficaces d’éradiquer le problème, c’est d’avoir de plus en plus de modèles féminins dans la société, et ce dans tous les domaines ». Pour Lisanne Tremblay, le jazz ne fait pas exception. Les figures de proue de la scène actuelle seront les modèles des artistes de demain, ce dont se réjouissent les musiciennes interrogées. Pour en arriver à un jazz plus égalitaire et briser la frontière des genres, un grand travail de rééquilibrage reste à faire, visant essentiellement à promouvoir l’apport des femmes dans le domaine : tout d’abord, une restitution plus juste de la mémoire collective dont participe notamment le documentaire The Girls In The Band de 2011, qui rappelle la contribution majeure des femmes au jazz depuis les années 1930 ; ensuite, la mise en valeur de modèles féminins afin de conférer davantage de mixité à l’image du jazz, et ainsi éveiller les consciences au caractère naturel et évident de cette mixité et de l’égalité homme-femme dans le jazz ; plus généralement, la nécessité de trouver un équilibre entre une image de la femme galvaudée ayant un impact trop important et la qualité artistique et esthétique du produit musical souvent laissé en second plan, afin qu’une artiste puisse placer sans gêne un visage et une image soignés sur une pochette d’album ou puisse au contraire privilégier l’aspect créatif sur l’apparence sans perdre l’intérêt du public.
Ce vent de changement passe à n’en pas douter par des vitrines comme cette Journée Internationale de Jazz à Montréal qui a dû être reportée. Meilleure chance cet automne pour s’y rendre, pour participer à ce virage dans l’histoire du jazz qui permettra aux artistes de demain, hommes et femmes, d’ouvrir leur esprit à l’autre, à la différence, et de considérer comme inspirant ce qui n’était hier encore qu’étonnant. Le jazz s’est façonné grâce aux mélanges, aux métissages, aux hybridations, il est maintenant temps d’apprendre à conjuguer son langage au féminin.